Jean-Baptiste Lislet-Geoffroy

1755-1836

par Christian Landry,

Proviseur du Lycée Pierre Poivre, Saint-Joseph.

 

Fils d'une princesse esclave.

Jean-Baptiste Lislet-Geoffroy est baptisé le 23 août 1755 à Saint-Pierre, Ile Bourbon. Son acte de baptême ne porte qu'un prénom: Jean-Baptiste, car sa mère Niama "négresse de Guinée" est une ancienne esclave; elle vient d'ailleurs d'être affranchie le jour même par son maître Jean-Baptiste Geoffroy. La date, bien sûr, n'est pas fortuite. Le jeune Jean-Baptiste était vraisemblablement né depuis quelque temps, l'affranchissement de Niama étant en cours, il ne suffisait plus que d'attendre un peu pour le baptême afin que, né d'une mère affranchie, l'enfant naisse libre, ainsi que les enfants de ses enfants…

La paternité de Monsieur Geoffroy ne semble faire aucun doute mais l'époque, et bien évidemment le Code Noir, interdisaient tout mariage, du moins officiel, entre blancs et noirs, entre maîtres et esclaves. Mais Niama n'était pas une simple esclave. Princesse africaine du royaume de Galam elle avait été razziée à l'âge de neuf ans sur les rives du Haut Sénégal. Arrivée à l'Ile de France avec le Gouverneur David, elle avait été achetée par Monsieur Geoffroy.

Le "couple" avait quitté l'Ile de France deux ou trois années plus tôt, après la naissance en 1751 d'une première fille de Niama dont la marraine était une riche habitante et le parrain un capitaine de marine de la Compagnie des Indes. Parrainage tout à fait exceptionnel pour la simple fille d'une esclave… Monsieur Geoffroy et Niama semblent avoir dû fuir le scandale pour s'établir au Quartier Saint-Pierre à Bourbon, manière de "sud sauvage", où l'on était moins regardant sur les usages, nouvelles concessions obligent… Niama, cinquième femme affranchie de Bourbon sera d'ailleurs une des toutes premières à obtenir une concession, jouxtant… bien sûr… celle de Monsieur Geoffroy.

L'enfant prodige.

Habitant avec ses parents à l'Ilet de Bassin Plat, le jeune Jean-Baptiste prit le surnom de Lislet. Très vite, Monsieur Geoffroy ingénieur de la Compagnie des indes, s'aperçut de ses qualités intellectuelles. Il lui apprit à lire et à écrire, il lui donna des rudiments de latin, d'algèbre et de géométrie. A quinze ans Lislet était "piqueur sur les chemins du Roi", c'était déjà un emploi non négligeable.

Monsieur Geoffroy, de par sa qualité d'ingénieur et d'homme cultivé, recevait de nombreuses visites. Il comptait dans la petite société du quartier Saint Pierre. Il reçut ainsi la visite de Commerson, de Tromelin venu faire les relevés de l'embouchure de la Rivière d'Abord et plus tard de Bory de Saint Vincent qui rendra d'ailleurs hommage aux qualités humaines de Niama.

Vers 1771 le jeune Lislet poursuit son éducation en mathématiques et en astronomie avec le Chevalier de Tromelin qui était alors chargé des travaux de curage et d'aménagement du Port Louis. Le vice-amiral avait lui aussi reconnu les dispositions du jeune homme et, grâce à lui, Jean-Baptiste Lislet devint aide-ingénieur.

En 1772, le temps d'une excursion, il accompagne Commerson au volcan en qualité de guide et d'herboriste, il peint une aquarelle du sommet du volcan en éruption depuis le bord de l'enclos au niveau du Piton de Bert. Cette aquarelle est reproduite dans le livre d'Alfred Lacroix, Le volcan actif de La Réunion; elle avait été apportée à Paris par Marius et Ary Leblond avec une miniature de Lislet en costume d'officier du Génie pour être exposée au pavillon de La Réunion à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1931, Porte Dorée à Vincennes.

Le savant et le cartographe.

En 1778, il participe avec Tromelin à la guerre de course contre les Anglais comme aide-pilote, ajoutant à son apprentissage des relevés topographiques, la pratique de ceux des latitudes et des longitudes.

En 1780, il est nommé officiellement dessinateur du Génie et il commence également à relever les données météorologiques au jour le jour. Il publiera chaque année, jusqu'en 1834, les tableaux récapitulatifs de ses travaux, devenant ainsi le premier météorologue de l'Océan Indien. Abraham Masson, officier d'artillerie, correspondant de l'Académie des Sciences de Paris, astronome, éditeur de l'Almanach de l'Ile de France, lui confie la publication des tables astronomiques annuelles servant aux calculs des longitudes et des latitudes à l'usage des navigateurs.

Le 23 août 1786, pour ses trente et un ans, il est élu membre correspondant de l'Académie des Sciences de Paris. C'est le premier homme de couleur à recevoir cet honneur. Son parrain est le Duc de La Rochefoucauld-Liancourt, cousin du Roi. L'Académie des Sciences reconnaît sa valeur scientifique, certes, mais elle marque surtout par cette distinction, sa foi dans les valeurs nouvelles véhiculées par l'Encyclopédie. C'est le début du combat pour les Droits de l'Homme et du Citoyen, et pour l'abolition de l'esclavage. Lislet est un symbole pour les milieux intellectuels progressistes à trois ans du début de la Révolution Française.

En 1787, il est envoyé à bord du Duc de Chartres comme dessinateur du Génie pour dresser la carte de la Baie de Sainte Luce au nord de Fort Dauphin. Il était nécessaire de posséder des relevés précis de cette baie, car un poste de traite y avait été installé quelques mois auparavant. Lislet a écrit une relation de cette expédition. Il l'a communiquée à l'Académie des Sciences de Paris où elle fut lue et appréciée. Le manuscrit était accompagné d'une bouteille d'eau des sources d'eau chaude de la vallée d'Amboule, eau arrivée croupie à Paris… et d'un plan aquarellé de la main de Lislet. Le texte du manuscrit fut, quelques années plus tard, en partie publié dans les Annales des Voyages de Malte-Brun.

La connaissance des côtes et des routes maritimes était d'une très grande importance stratégique et économique. Toute sa vie Lislet travailla à dresser des cartes de plus en plus précises, poursuivant et complétant les travaux de Rochon et de l'Abbé de Lacaille en particulier. On lui doit en grande partie les formes définitives des Mascareignes et cette expédition à la Baie de Sainte Luce marque véritablement le début de la carrière d'ingénieur géographe et de cartographe de Jean-Baptiste Lislet: 1793, carte des Seychelles; 1797, carte des îles Bourbon et de France; 1814, carte du nord-est de Madagascar ( publiée à Londres); 1819, carte générale de la Grande Ile.

Lumières et Liberté.

Avec les années révolutionnaires, Lislet va se trouver à la croisée du siècle des Lumières et du siècle de la Liberté.

Sa position d'homme de couleur libre et de savant reconnu lui fit prendre part aux évènements révolutionnaires mais ses origines ne pouvaient pas le conduire à défendre une société reposant sur le privilège de ola naissance. Lorsque la Révolution Française fait irruption à l'Ile de France, Lislet dut avoir pour elle un préjugé favorable. Président de l'éphémère Assemblée des hommes libres de couleur, il joua un rôle modérateur et contribua vraisemblablement au maintien de la paix sociale par son aura auprès de la population servile. Les Assemblées des Gens de couleur n'ont guère laissé de traces écrites, seulement deux courtes lettres signées Lislet, Président. L'une qui rappelle le Décret de l'Assemblée coloniale autorisant l'Assemblée des Gens de couleur, l'autre les convoquant en juin 1792 au propre domicile de Lislet. Il écrira, vingt ans plus tard à propose de cette période:

" Dans les temps difficiles de la révolution j'ai été assez heureux pour concourir à préserver cette colonie des malheurs et des désastres qui ont bouleversé nos colonies occidentales, fidèle à mes principes, j'ai voulu mériter la confiance de mes chefs et celle des gens de couleur, dont j'ai présidé constamment les assemblées, et nous avons évité les évènements dont nous étions menacés en 1794."

L'angoisse de l'année 1794, c'est la révolution sanglante telle qu'elle a été vécue à Saint Domingue. En humaniste du XVIII° siècle il n'est pas pour le désordre social. La question de l'esclavage se pose pour lui comme pour la quasi totalité des gens de couleur libres. Il ne remet pas en cause le principe de l'esclavage, un peu à la manière de Pierre Poivre et des physiocrates. Propriétaire d'esclaves lui-même il en a affranchi beaucoup et il semble n'avoir jamais eu aucun marron. Il y a sûrement du paternalisme dans son attitude mais il n'a jamais oublié la condition de sa mère Niama, la princesse-esclave.

 

L'Homme reconnu.

Il est nommé officier adjoint en 1794 et le général Decaen l'élèvera au grade de Capitaine du Génie en 1803.

Monsieur Geoffroy, en 1794 également, profite de l'opportunité légale que lui offre la Convention pour adopter Jean-Baptiste Lislet et faire de lui son héritier. C'était une manière de légaliser ses liens avec cet enfant-prodige pour lequel il ne pouvait toujours pas socialement afficher sa paternité. Dorénavant, Jean-Baptiste Lislet, fils de Niama négresse de Guinée libre, se nomme Jean-Baptiste Lislet-Geoffroy.

On tient de Julien Desjardin, secrétaire de la Société des Arts et des Sciences de l'Ile Maurice et ami de Lislet-Geoffroy, qu'il avait été publié dans la Gazette des Isles de France et de Bourbon un sonnet écrit par Monsieur Geoffroy intitulé : Sonnet à Mélanthrope par son vieux instituteur. L'exemplaire de la Gazette donné par Lislet-Geoffroy à la fin de sa vie à la Société des Arts et des Sciences semble avoir été perdu mais le titre reste un bel aveu de filiation et de complicité intellectuelle. "Mélanthrope", mot à mot: l'Homme noir - alias Lislet- et le vieux instituteur" - alias Monsieur Geoffroy.

En 1810, après la capitulation de l'Ile de France, le Général Decaen charge Lislet-Geoffroy de faire l'inventaire des bâtiments et ouvrages militaires pour les remettre officiellement au nouveau gouverneur anglais Robert Farquhar.

Le gouvernement anglais fera de lui un ingénieur hydrographe du Roi, et en 1816, il sera chargé du dépôt des chartes et journaux de l'Ile Maurice, fonction éminemment stratégique qui règne sur les secrets des routes maritimes commerciales et militaires. C'est une façon d'honorer un homme devenu une figure emblématique du gouvernement anglais de Maurice soucieux de faire émerger une classe moyenne nouvelle d'hommes de couleur pour asseoir son autorité politique devant une oligarchie de propriétaires blancs restés très francophiles.

Le patriarche.

Il est également ingénieur de la ville de Port-Louis et à ce titre chargé de nombreux travaux d'adduction d'eau, d'assainissement et de constructions publiques. Fondateur de plusieurs sociétés savantes de Maurice, la fin de sa vie est consacrée à la Société des Arts et des Sciences tout en poursuivant ses travaux de météorologie. Il fait alors figure de sage patriarche et il meurt le 8 février 1838 dans sa maison de la rue d'Artois à Port-Louis. On peut lire sur sa pierre tombale au cimetière de l'Ouest à Port-Louis:

Ici repose Jean-Baptiste Lislet-Geoffroy

Capitaine de Génie, âgé de 81 ans

Protecteur des malheureux.

 


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