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Le 07 juin dernier paraissait
un article dans le journal « Le Monde » intitulé « Traite
des enfants noirs de la Réunion ». Cet article fut relayé par l’hebdomadaire
« Le Nouvel observateur », au moment où quelques personnes,
originaires de la Réunion, assignaient l’Etat en justice, l’accusant d’une
véritable politique de déportation. Les propos du Monde sont particulièrement
virulents : « Il y a quarante ans, plus de 1000 enfants issus
des milieux pauvres ont été enlevés illégalement à leurs parents et ont servi
d’esclaves à des paysans français ».
L’article faisait référence à la politique d’émigration menée sous la députation de Michel Debré (lequel est diabolisé dans les quelques lignes qui lui sont consacrées), et mise en œuvre par le BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations intéressant les DOM), de 1963 à 1981. La violence des propos journalistiques interpelle l’APHG-Réunion, et il convient de replacer l’ensemble de ces informations dans leur contexte. C’est là, entre autres, le rôle du professeur d’histoire, lequel essaie d’analyser les faits et les témoignages d’une époque, de manière critique, afin d’aider ses élèves à se construire une mémoire collective, assise sur la réflexion individuelle, et dégagée des tentations affectives ou opportunistes du moment. Il est vrai que déjà, dans les années 60, cette politique d’émigration était présentée comme « une nouvelle traite » (André Scherer, Histoire de la Réunion, PUF,1974), notamment par le Parti Communiste Réunionnais. Rappelons les faits, et le contexte :
·
Il
s'agissait dans les années 60 de relever un véritable défi démographique et
économique pour l’ensemble des DOM, et plus particulièrement pour la Réunion,
l’île étant la plus peuplée des quatre « vieilles » (colonies),
la plus touchée aussi par le paludisme, la misère et le chômage. Les enfants
étaient alors les principales victimes d’une mortalité effrayante, liée à
la malnutrition et aux mauvaises conditions d’hygiène. Les rations alimentaires
avaient même fait l’objet d’un rapport de la part d’un médecin-colonel en
1944, venu présider un conseil de révision. La consommation de viande et de
poisson était de 14,9 kg par an et par habitant avant la guerre ; elle
était tombée à 9,3 kg à la fin de la guerre ! La situation de délabrement
sanitaire et d’abandon social était telle qu’il convenait de prendre des mesures
d’urgence. Celles-ci le furent dans un cadre nouveau : celui de la départementalisation
(loi de 1946)
·
Michel
Debré fut élu aux législatives de 1963 député de la 1ère circonscription
de la Réunion. La situation économique et sociale de l'île est toujours catastrophique
au début de la Vème République: la loi de départementalisation
votée en 1946 n'a pas apporté immédiatement un développement plus que nécessaire
et l'opposition communiste tire profit de cette carence pour se lancer dans
une campagne autonomiste. Cet affrontement marque d’ailleurs intensément la
vie politique de l'île jusqu'à la loi de décentralisation de 1982 .
·
Dans
les années 60, la population est entrée dans la phase de transition démographique:
natalité très élevée, mortalité en baisse. Parallèlement, les perspectives
d'emploi pour une masse de population jeune et peu qualifiée à l'époque alarme
la métropole. Debré lance une action de modernisation sur 3 "fronts":
o celui de la démographie en favorisant l'émigration des jeunes, mais aussi des adultes. C’est là qu’intervient cet épisode assez particulier des « enfants de la Creuse » : au total, environ 300 enfants réunionnais ont été envoyés par la DDASS, entre 1960 et 1971, à Guéret, dans la Creuse. Ils étaient majoritairement issus des foyers de Hell-Bourg et de la Plaine des Cafres, d’autres enfants provenant de familles nombreuses et en difficulté (Quotidien de la Réunion, 20 février 1993). Cependant, la grande majorité des Réunionnais candidats au départ vers la métropole, via le BUMIDOM, sont de jeunes adultes, pour lesquels, il est vrai, l’organisme ne fournissait qu’un aller simple…L’INSEE a publié les chiffres de ces départs officiels : 135 départs en 1963, 925 en 1964, 1800 en 1965, 2000 en 1966…Les départs culminent en 1975 : 5655 personnes. Michel Debré s’était pourtant fixé comme objectif d’atteindre les 8000 départs par an ! (M. Debré, Une politique pour la Réunion, 1974). Au total, le BUMIDOM aura organisé le départ d’environ 147 000 personnes entre 1963 et 1981 (42 689 pour la Guadeloupe). L’objectif de fournir à la métropole, alors en pleine reconstruction, des travailleurs issus des ses plus anciennes ex-colonies, dont on pensait que l’intégration en serait d’autant facilitée, plutôt que de faire appel massivement à une main d’ouvre étrangère, a pu sembler louable au député de la 1ère circonscription. Par instruction du 21 octobre 1961, le ministre d'Etat chargé des DOM fixe les directives générales d'un programme permettant de transférer hors de leur département d'origine, une large partie des excédents de population, et ce, chaque année :
- appel aux seuls volontaires
- promotion sociale
- double dispersion en métropole vers les métiers et les régions.
- caractère progressif du mouvement aboutissant à ce que la réussite des
premiers appelle de nouvelles candidatures.
Il est certain que ces directives n’ont pas toutes été appliquées ! Parallèlement, une importante politique de planning familial est mise en place. De fait, même si le taux de natalité a effectivement décru ( supérieur à 30%o à la fin des années 60, il est autour de 20,5%o aujourd’hui, contre respectivement 15 %o et 13,2 %o pour la métropole), le rythme de croissance naturelle de la population réunionnaise est longtemps resté très vif…
o
celui
de l'économie et de l'action sociale en favorisant la construction d'hôpitaux,
de dispensaires (vaccinations massives, contre la poliomyélite notamment),
d'écoles, d'infrastructures diverses...
o
celui
de la politique en verrouillant les tentatives autonomistes: par exemple,
l'ordonnance Debré de 1961 qui permet de muter d'office en métropole tout
fonctionnaire suspecté de soutenir le projet autonomiste (c'est valable pour
l'ensemble des 4 DOM)..
On le voit, une politique musclée, mais aussi réaliste.
Le bilan est délicat à faire, et il semble que c'est pour cette raison que
les medias locaux ont soutenu modérément l'action de M. Barbey, l’un des Réunionnais
de la Creuse qui s’est pourvu contre l’Etat français. Il est vrai que pendant
longtemps, l’affaire des enfants de la Creuse fut ignorée du public, et ce
n’est que récemment qu’elle fut en grande partie, mais incomplètement, dévoilée
(J.I.R. du 18 février 1993). D'un côté, donc, une réelle modernisation de
l'île et une accélération du développement économique, de l'autre, des manoeuvres
politiques (ce sont elles surtout qui font l'objet de publications universitaires
en ce moment) virulentes, dont l'impact social n'a pas encore été totalement
exploré.
Il reste
de plus qu'aujourd'hui, la situation demeure préoccupante: la transition démographique
touche à sa fin, mais la proportion de jeunes est encore très importante,
bien plus que ce que le marché du travail pourra accueillir! D'où, toujours,
une politique, plus nuancée, d'incitations au départ, pour le moment toujours
vers la métropole, mais cette fois-ci de jeunes bacheliers ou de jeunes diplômés
de l'enseignement professionnel.
A l'heure actuelle, le bilan migratoire de l'île, qui
avait toujours été déficitaire jusqu'en 1982 environ, est positif depuis cette
époque. Les départs de l'île ont été les plus nombreux entre 1974 et 1982,
liées justement au plein fonctionnement du BUMIDOM. Celui-ci cesse ses activités
en 1981, pour être aujourd’hui remplacé par l’A.N.T. Cette Agence Nationale pour l’insertion et
la promotion des Travailleurs d’outre-mer a une approche très différente de
l’émigration : elle n’organise plus à proprement parler le phénomène
d’émigration mais s’intéresse à l’insertion sociale, et à la promotion professionnelle
d’adultes entre 20 et 30 ans sur le territoire métropolitain. Aujourd’hui
ce sont 92 350 Réunionnais qui vivent en métropole, des étudiants en majorité,
avec des conditions de vie autrement différentes de celles qui furent le lot
de leurs aînés dans les années 60-70 !
Par ailleurs, de nos jours, ce sont les arrivées qui
dominent (parmi celles-ci, les retours de Réunionnais représentent environ
1700 personnes par an. Ce renversement du solde migratoire est l’élément inconnu
des projections de population d’ici à 2020.
Rappelons enfin que l’idée d’une politique volontaire d’émigration organisée n’était pas neuve : une première expérience avait été menée en 1952 à la Réunion : l'implantation de petits propriétaires fonciers à Madagascar. (expérience de la Sakay, qui fut un échec par suite de la proclamation de l’indépendance à Madagascar, en 1960).
Pour conclure, peut-on réellement parler de « déportation » massive ? de « traite » ? d’ »esclavage » ? Il semble que ce sont des termes un peu excessifs pour une réalité certes difficile (la plupart des Réunionnais expatriés en Métropole ont été surpris, et parfois choqués, par la grande différence d’habitudes de vie et surtout le racisme ambiant, alors qu’eux-mêmes avaient vécu dans le sentiment d’être de véritables Français d’outre-mer, et dans une certaine admiration de la mère-patrie), mais qui fut liée à une prise de conscience de la fragilité du développement autonome de l’île. Le contexte général d’après-guerre n’a pas facilité la hauteur de vue qui eût été nécessaire (les décolonisations, la guerre d’Algérie, la guerre froide, l’arrivée massive de travailleurs étrangers auxquels on assimila facilement les Domiens, la méconnaissance des DOM en général et de la Réunion en particulier dans l’opinion publique…). Le reprocher aux décideurs politiques de l’époque est chose bien hasardeuse…
D. Vandanjon, Collège du 14ème km
Bibliographie
Michel DEBRE, Une politique pour la Réunion, Plon, 1974.
Gilles GAUVIN, Michel Debré et l’île de la Réunion (1959-1967), L’Harmattan, 1996
Albert WEBER, L’émigration réunionnaise en France, L’Harmattan, 1994
Tableau Economique de la Réunion, 2001-2002.
L’Economie de la Réunion, n°112, 106, … (INSEE)
http://www.guadeloupe-panorama.com/exode.htm