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Le voyage d'un navire négrier bordelais au Mozambique

(1787-1788)

Cet extrait du journal de bord de J. Brugevin, commandant le navire négrier la Licorne, est tiré de la contribution de G. Debien, Le journal de traite de la Licorne au Mozambique, 1787-1788, parue dans Etudes africaines offertes à H. Brunschwig, Paris, 1983, et repris dans l'ouvrage dirigé par F. Cadilhon, La France d'Ancien Régime, Textes et Documents, 1484-1789, Presses universitaires de Bordeaux, 2003. L'intérêt de ce texte réside dans le fait qu'il présente tous les aspects d'un voyage de traite habituel, à une époque où le trafic des navires négriers est soutenu, et plus audacieux, dans la mesure où les négociants n'hésitent plus à commanditer des expéditions fort lointaines et longues, au-delà du cap de Bonne Espérance, preuve des progrès accomplis à la fois dans la navigation elle-même et dans l'hygiène à bord des navires. La plus grosse partie des pertes en vies humaines est due à une révolte dès les débuts de la traversée, après chargement des Noirs sur la côte de Mozambique.

     Le navire la Licorne de Bordeaux, du port de six cent vingt cinq tonneaux, appartenant à messieurs Cochon, Troplong et Cie, négociants de ladite ville, a été expédié par eux sous mon commandement et gestion pour la côte de Mozambique passant par l'île de France et destiné à y traiter cinq cents têtes de nègres et les transporter dans les colonies françaises de l'Amérique, particulièrement dans l'île et côte de Saint Domingue; ce navire étant armé de huit canons du calibre de quatre, six pierriers, douze espingoles, trente six fusils, vingt quatre paires de pistolets, vingt quatre sabres, et quarante cinq hommes d'équipage tout compris, muni de fers à nègres, colliers, chaînes, fourneaux et chaudières, ainsi que tou son gréement, rechanges, pièces à eau pour la contenance de six cents barriques et des vivres pour dix-huit mois de voyage pour l'équipage avec une partie de ceux destinés pour les nègres.

La cargaison consistait en diverses marchandises pour la traite comme vin, eau-de-vie-, liqueur, fer en barre, fusils de traite, de munition et de chasse, poudre de guerre, toiles, draperies, soieries, galons d'or et d'argent et autres articles, le tout des fabriques de France avec des piastres d'Espagne pour la valeur du montant de la moitié de la cargaison.

Ce navire, expédié des bureaux des classes de l'amirauté de Bordeaux, le 8 janvier 1787, leva l'ancre et démarra de devant ladite ville pour descendre la rivière jusqu'au bec d'Ambès pour finir d'y prendre le reste de son chargement (...)

Le trajet de Mozambique au cap de Bonne Espérance fut heureus et assez beau. J'entrai dans la rade qui forme le port de Table Baye, le 10 février, pour y faire de l'eau, renouveler les vivres et mettre à terre 60 nègres qui avaient besoin de prendre l'air de terre, parce que le scorbut commençait à se manifester [...] J'avais perdu dans la traversée 7 nègres morts de maladie ou d'accident comme on le verra sur l'état des morts.

Le 12 du même mois, ayant obtenu du gouverneur hollandais la per mission de mettre à terre les malades et de vendre ceux qui ne seraient pas en état d'être embarqués, je fis descendre 60 nègres que je mis dans une maison située avantageusement pour les faire rétablir. Le même jour, le navire le Breton de Nantes dont j'ai parlé appareilla du port et fit route pour Saint Domingue. Il avait eu le malheur de perdre dans le trajet de Mozambique au cap de Bonne Espérance et pendant sa relâche audit lieu, 200 nègres, presque tous de cette fatale maladie de chéringose. Il en rembarqua 600 au cap de Bonne Espérance [...]

Du 12 au 22, je fis remplir 400 barriquesd'eau et fis embarquer tout ce que je crus nécessaire pour la conservation de la cargaison et de l'équipage. Pendant la relâche j'avais nourri les uns et les autres au pain frais et viande fraîche et j'en fis embarquer autant que je pouvais en conserver.

Ayant fait une visite très scrupuleuse avec mon chirurgien des 60 nègres que j'avais mettre à terre, nous en trouvâmes 40 que je ne pouvais rembarquer et qui n'auraient pu soutenir la traversée, étant attaqués du scorbut, de chéringose et de l'étisie [...] D'autres étaient défectueux, ayant été estropiés dans la révolte du 23 janvier. Je me décidai à les vendre à un négociant hollandais à raison de 75 piastres pièces, prévoyant que je ne pourrais en tirer un aussi bon parti à Saint-Domingue, en conséquence je les lui livrai et du produit de cette vente je payai toutes les dépenses de la relâche.

Le 21, je fis étancher une voie d'eau [...]. Je fis embarquer les 20 nègres qui étaient à terre et je m'embarquai le lendemain [...]. J'avais à bord au moment de mon départ 395 nègres, tous bien portants, exceptés deux. Il en était mort 4 pendant mon séjour au cap de Bonne Espérance. J'avais acheté 10 milliers de poires ou pommes pour la traversée, 100 milliers d'amandes, deux barriques de raisin sec et beaucoup de légumes de toute espèce, comme choux, carottes et surtout du céleri qui était un excellent anti-scorbutique. [...]

Le 21 avril, j'eus connaissance de la terre de Saint Domingue. Le lendemain 22, nous entrâmes dans la rade du Cap-Français [...] après 60 jours de traversée depuis le départ du cap de Bonne Espérance. Toute la cargaison était en très bon état, n'ayant que 2 nègres affectés du scorbut. Je me proposais de les mettre à terre, soudain après que la visite de santé aurait été faite à bord. J'avais perdu 6 têtes de nègres depuis le départ du cap de Bonne Espérance, y compris un petit négrillon qui tomba à la mer et qu'on ne put sauver.

Le 23 à 8 heures, la visite de santé vint à bord et ne trouva aucune maladie contagieuse. En conséquence il fut permis d'aller et venir à terre et à bord. Le même jour l'administration se transporta à bord à 10 heures du matin. Tous les nègres furent comptés, chaque espèce en particulier. Il s'en trouva 390 de tout âge et de tout sexe. Le lendemain j'allai à terre faire mes déclarations à l'amirauté. Je me décidai à vendre la cargaison dans cette partie de l'île et je fis annoncer ma résolution dans les papiers publics.

Le 25, j'ouvris la vente. Je convins avec les négociants et habitants qui voulaient acheter des nègres, qu'ils me payeraient un tiers comptant, un tiers dans un an, et l'autre tiers en avril 1790. Tout étant d'accord, je vendis et livrai à tous ceux qui voulurent en acheter et du 25 avril au 10 mai ma vente fut entièrement finie et les 390 nègres que j'avais introduits produisirent une vente de 723 000 livres argent de la colonie.

Dans le courant du mai et partie de juin je fis le recouvrement du tiers comptant de ma vente. J'employai cette somme en achat de denrées de la colonie que je fis charger à bord du navire la Licorne, que j'avais fait caréner et mettre en état de remettre en mer pour revenir en Europe. Je me procurai en outre du fret pour compléter le chargement [...].

Le 23 juin [...] le vaisseau était hors de passes. Je dirigeai ma route pour faire mon retour à Bordeaux.

La traversée a été aussi heureuse qu'on pouvait le désirer. Le 12 août j'eus connaissance de la rivière de Bordeaux, tout mon équipage étant en très bon état et n'ayant éprouvé aucune maladie dans le cours de la traversée.

Je certifie le présent journal véritable, à Bordeaux le 14 août 1788.

Signé: J. Brugevin

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